Un habitant du septième ciel (Roman, 2011)


Automne

Le ciel en automne est une gelée sirupeuse qui se décompose au cours de l’après-midi comme une mélodie de John Cage; une spatule de cristal n’en finit pas de passer un bleu intense en le mélangeant avec du turquoise et du magenta. Si tu étais au Trocadéro ou au dernier étage de la tour Montparnasse, tu pourrais voir les traînées de taches immenses qui s’étirent aux quatre coins de la ville On dit pourtant que c’est la saison des amants, le temps rêvé pour écrire de la poésie. La lumière est idéale, d’une couleur ténue, cuivrée, qui glisse tous les jours, silencieuse comme un serpent, sur la brume épaisse qui se concentre dans les rues. Mais peu importe qu’il soit midi ou que le jour se lève: au milieu de ce spectacle de couleurs intenses qu’est l’automne, il y a toujours un fil noir et invisible qui se déplace, et le pire est que tu ne t’en rends pas compte.
Le matin, il bruine parfois comme une rosée qui trempe le visage des passants et mouille les rues et les trottoirs ; il y a des jours où le soleil se montre et essaie de décongeler cette masse de brouillard qui transforme Paris en une voûte funèbre, mais à mesure que le temps passe, le « Beau Blond » réchauffe de moins en moins et perd de son pouvoir, plongeant la ville dans une grisaille déprimante qui te corrode par dedans. À partir de là, tout va dépendre de toi. Ou tu t’enfonces dans la ville en t’abandonnant à cette masse de brume, ou tu émerges à la surface avec l’adresse et la patience du bon plongeur. Mais ces choses-là ne sont jamais aussi évidentes qu’on le croit ou qu’on le désire. Quelquefois, tu es en bas et tu te sens pourtant heureux, sans problèmes ; ou alors tu es tout en haut, au paradis, et tu éprouves soudain une sensation désagréable de dégoût et d’aversion envers toi-même ; tu découvres le pire en toi et tu te rends compte que tu es l’homme le plus malheureux de la terre. Mais ce n’est même pas ça, le plus terrible ; le pire est que tu ignores l’origine de ta haine, de ta difficulté à être, et que tu ne sais pas à qui l’attribuer. Tu sens à chaque instant cette petite bête qui te travaille en dedans, et pourtant tu ne sais pas pourquoi ni depuis quand elle agit en toi ; tu ne peux pas dire si tu l’avais avant d’arriver ici ou si tu viens de l’attraper dans ce lieu où tu désires vivre et faire ta vie même si tu ne connais personne et qu’au début tout paraissait neuf et attrayant.
Un peu par hasard, l’automne a signifié, pour Andrés et pour moi, le début d’une séparation inévitable. Par ailleurs, la cité devenait froide et hostile envers nous, et au lieu de nous inciter à nous rencontrer quelque part, elle nous éloignait chaque jour davantage, nous abandonnant à notre sort et au cours incertain que prenaient les jours. La solitude et le désarroi se livraient à la triste besogne de nous voler notre énergie, et nous laissaient dans un état de désolation rendu encore plus pesant dans cette chambra[1] du Septième Ciel où le silence était si fort que même les mouches laissées par le dernier locataire s’étaient enfuies, effrayées, pour ne plus revenir.
C’était un endroit sordide, peu lumineux, avec des murs épais et écaillés d’où émanait encore l’odeur pestilentielle de l’ancien locataire ; il n’y avait pas d’eau, ni de waters et, quand on avait envie d’uriner la nuit, mieux valait pisser par la fenêtre pour éviter l’obscur couloir où se trouvaient les « turcs », un lavabo et trente-cinq chambres numérotées comme celles des asiles.
Dans le corridor, l’alignement de portes de la même couleur évoquait un hôpital où les malades vivent enfermés, ne sortant qu’en cas de ras-le-bol ou de nécessité urgente. On se croisait le matin devant les «turcs» où il y avait toujours la queue, ou dans l’escalier en colimaçon sale et noirci par la crasse. Le reste du temps, on ne voyait âme qui vive dans le couloir, rien que la succession infinie des portes numérotées, qui observées depuis n’importe quel angle, produisaient une sensation désagréable de vide et de solitude, comme si personne n’habitait ce lieu ou qu’il était hanté par des fantômes.
J’ai débarqué là par un matin froid et ensoleillé d’octobre. Les feuilles d’arbres qui jonchaient l’asphalte formaient un tapis épais sur lequel il faisait bon marcher. La concierge m’avait remis les clés en alléguant une vieille  maladie qui l’importunait juste à ce moment-là, et elle m’avait laissé devant une porte grise, sur laquelle un panneau indiquait :

« ESCALIER DE SERVICE », et plus bas, d’un tracé flou et décoloré, la lettre « C ».
Les premiers jours ont été tranquilles, sans qu’aucun événement ne vienne rompre le cours des choses. Je restais toute la journée dans la chambra, m’habituant au lieu et m’appropriant ce nouvel espace de vie, mon domicile fixe comme le disait le contrat. J’apprenais à reconnaître les nouveaux objets qui m’entouraient, les odeurs et les humeurs entrant du corridor quand je sortais pour aller aux waters ou descendre faire les courses ; les voix et certain bruit particulier que je ne connaissais pas encore, mais que la force de l’habitude et les visites répétées aux « turcs » m’ont permis d’identifier. Assis à une table récupérée dans la rue, je passais des heures entières à écrire des lettres à ma mère et à mes amis les plus chers, leur racontant par le menu ma première journée en France, les longues et harassantes promenades dans Paris en compagnie d’Andrés, qui était considéré depuis toujours comme un membre de plus de la famille Velásquez, nos aventures et mésaventures (en exagérant les premières), et surtout, dans ces lettres entre les plis desquelles j’insérais des feuilles d’automne et des billets d’entrée aux musées, je me délectais en leur décrivant, savamment et avec habileté, ma nouvelle résidence en France.

« Chère maman, J’habite maintenant au septième étage, dans une chambre prêtée, moquette, électricité, eau chaude et froide, charges comprises. Je m’offre le luxe de faire mes besoins – comme disent les gens guindés lorsqu’ils sont à table –, dans une chiotte en porcelaine chinoise qui se nettoie par l’action de l’énergie électrique. En ce moment même, je trône en ce lieu sublime où je puise mon inspiration et me souviens des moments les plus heureux de ma vie.
Il va sans dire que pour moi, la cuvette des waters a toujours été une source de vie, où de grands projets ont été cogités et de grandes affaires mises sur pied ; les crimes les plus horribles ont été prémédités dans ce lieu obscur, les passions les plus perverses y ont éclos. Les arguments les plus sérieux et convaincants, les plus sincères surtout, c’est dans les WC publics que je les ai lus.
Là, en cet endroit, j’ai compris la profonde affection que « Pajarito » éprouvait pour ses élèves ; j’ai su que María, la marchande de groseilles, s’offrait pour dix pesos et si tu lui plaisais, pour rien ; j’ai pris connaissance de la liste de ceux qui avaient dénoncé (ils étaient tous dessinés sur un papier avec lequel on s’était torché le cul), j’y ai fumé de l’herbe et lu Kafka pour la première fois.
Maintenant, c’est différent. Je suis assis « en train d’étrenner », comme on dit à Cali quand on assiste à une première, les fesses bleuies de froid et voyant défiler les films du moment. Près de moi, le papier hygiénique « Lotus » et un spray pour préserver l’environnement, en cas de mouches… Des journaux, le Petit Larousse de poche et quelques bouquins de science fiction.
Peut-être que maintenant j’assume une attitude plus intellectuelle, mais la position est toujours la même ; je m’assieds, j’ouvre une page pour me distraire et mon cinéma intérieur se déclenche. C’est comme l’oracle des dieux : la posture est d’abord sereine, à prier et implorer, cela va croissant jusqu’au moment le plus intense et plouf ! C’est là que je dis que la muse m’attrape, l’inspiration, la Merde Majuscule, et on attend la paix.
Ton fils qui t’aime, Román».